Dans le sillage de l'aigle

1805 - 1808

Dans le sillage de l’aigle

Campagnes d’Allemagne, de Prusse et de Pologne

dimanche 6 novembre 2005, par Nicolas Stephant


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L’adresse de destination d’un courrier d’Eugène à sa famille

Eugène de Pierrepont [1]n’imaginait pas, en écrivant à sa mère, que ses lettres parviendraient jusqu’à nous. Pourtant elles ont été pieusement conservées pendant 200 ans jusqu’à ce qu’elles soient versées au dossier 1 J 24 des archives départementales de St Lo qui contient le chartrier des Biards. Eugène appartient donc à la branche des de Pierrepont des Biards et s’il écrit à sa mère (à St Marcouf de l’isle dans la Manche) c’est qu’il est parti avec la grande armée de l’empereur Napoléon 1er. Nous sommes en 1805, il a 23 ans.

Neuf de ses lettres sont parvenues jusqu’à nous [2]. La principale difficulté est de parvenir à les reclasser dans un ordre chronologique car il ne fait mention de la date complète que dans trois d’entre elles ; pourtant les lieux qu’il mentionne, ainsi que ses mouvements passés et à venir, permettent un classement à peu près certain. Ses lettres contiennent toutes sortes de renseignements et, d’abord, les noms des personnes qu’il connaît et fréquentent. A St Marcouf réside sa mère et sa soeur Uranie ainsi qu’un chevalier de Fierville ; il a frère nommé Charles dont nous parlerons plus en détail dans un autre article. Sa mère est Madelaine Jeanne Françoise Folliot de Fierville, marquise de Pierrepont depuis son mariage avec Pierre Charles Remond de Pierrepont. Le chevalier de Fierville est son oncle Thomas Hyacinthe Folliot. A l’époque où commence cette correspondance, la marquise de Pierrepont a 59 ans, elle est veuve depuis l’exécution de son mari, officier d’infanterie, en 1792. Uranie, soeur d’Eugène, a 19 ans, elle épousera en 1809, Charles Marguerite Faynot qu’Eugène va croiser sur sa route et dont il pourra donner des nouvelles dans ses lettres. Son frère aîné, Charles, est déjà parti pour l’armée.

Avant de faire le choix des armes, l’avenir devait sembler bien incertain à Eugène ; héritier d’une grande famille, il aurait du connaître un brillant destin comparé à celui de la plupart de ses contemporains. La révolution est venue bouleverser tout cela en lui faisant perdre sa position sociale et en le privant de son père à l’âge de 10 ans. Il aurait été en droit de détester tout ce qui avait trait à la république, mais, au lieu de cela, il s’engage dans l’armée de "l’usurpateur" Bonaparte. Quelques indices seulement nous renseignent sur ses motivations probables, grâce à la correspondance de son frère ainé Charles avec sa mère qui lui parle d’Eugène à plusieurs reprises. Il commence à être question de lui en 1803 ; nous savons qu’au début de l’année il chassait les perdreaux ce qui faisait la fierté de son frère déjà sous les armes. La fin de l’année 1803 voit se dérouler le tirage au sort qui désignait les conscrits devant partir pour l’armée et Eugène n’est pas du nombre au grand soulagement de sa famille (Décembre), Charles se réjouit qu’il ait tiré le billet blanc et pense que son jeune frère "doit s’en glorifier". Auparavant, Eugène aura rendu visite à son frère à l’occasion d’un cantonnement de ce dernier proche de St Marcouf et aura pu apprécier ce que peut-être la vie d’un soldat. Le 16 Décembre 1804, Charles écrit : "J’ai lu avec la plus grande peine les égarements de mon frère, mais je vous prie d’avoir encore une fois pour lui cette clémence dont j’ai ressenti tant de fois les effets [...] mais je vous prie de croire que je ne lui ait point parlé du tout de ma soeur, pas plus qu’il ne m’en a parlé". Nous ne saurons pas en quoi consistent les égarements d’Eugène. En Août 1805, Charles parle à nouveau d’Eugène " Je suis faché de l’engagement d’Eugène car je suis sur qu’avant 6 mois il s’en repentira". A l’époque de la première lettre, Eugène vient donc de s’engager. C’est un geste d’une signification profonde pour lui puisqu’il l’a accompli contre l’avis de ses proches et peut-être même pour échapper à sa famille...

La première lettre est datée du Mt Fort le 9 Septembre ; Eugène nous apprend qu’il est passé par Bernay (probablement dans l’Eure) et partira le lendemain pour Versailles à 6 lieues de là. Le principal sujet de cette lettre reviendra dans toutes les autres : il a besoin d’argent et demande à sa mère de vendre pour lui 48 de ses brebis. Il dépense plus qu’il ne gagne et il est souvent réduit à emprunter pour refaire sa garde-robe malgré les envois réguliers de sa mère. C’est un homme de troupe, sa solde est probablement maigre et il a du mal à maintenir le niveau de vie auquel son éducation l’a habitué. Le courrier lui parvient difficilement, avec d’énormes retards surtout lorsque son régiment bouge et l’argent envoyé par sa mère est souvent déjà dépensé quand il arrive. Il termine sa lettre par : "nous partons pour l’Italie sous peu". Nous pensons qu’il se trompe, et qu’il partira finalement pour l’Allemagne, car les autres lettres prouvent amplement que ce sera sa destination ; toutefois, comme l’année n’est pas mentionnée, il reste un doute ; c’est probablement 1805.

Cette année là voit l’empereur Napoléon abandonner son projet fou d’invasion de l’Angleterre qu’il prépare à Boulogne où il a rassemblé une énorme force ; les anglais sont plus que jamais, maîtres des mers et l’Autriche masse ses troupes à la frontière. Le 27 Août, il donne l’ordre à ce qu’il appellera, pour l’occasion, "la grande armée", de quitter Boulogne et le projet anglais pour marcher vers l’Allemagne. Nous ne savons pas si Eugène y était, puisque nous ne le retrouvons qu’à Versailles mais il y a de grandes chances.

La lettre suivante est du 3ème jour complémentaire (20 Septembre 1805) à Versailles. Eugène explique qu’il est resté, avec 79 autres, pour attendre les conscrits qui vont arriver dans le courant du mois alors que son régiment est parti il y a 4 jours. Que peut-on déduire du fait qu’il reste en arrière ? Son expérience militaire étant à peine meilleure que les nouveaux arrivants, on pouvait s’attendre à le voir partir ; ici se pose la question de l’action de sa mère au travers des relations qu’elle a forcément gardé dans l’armée comme veuve d’un officier. A t-elle tenté de le protéger au mieux des risques en demandant à ce qu’il ne soit pas exposé ?

Les 2 lettres suivantes sont datées de Commercy (près de Nancy) ; d’abord le 20 Brumaire (11 Novembre 1805) : "Il y a plusieurs jours que nous sommes arrivés.[...] Nous allons partir un prochain jour pour 200 lieues de marche". puis le 5 Frimaire (27 Novembre 1805) où l’on a plus de détails : il part demain pour aller du côté de Munich avec 59 autres hommes de son régiment qui est "déjà signalé dans plusieurs affaires". Il passera par Nancy et se prépare à plus de 2 mois de marche. Son groupe marchera avec plusieurs autres régiments pour passer le Rhin car "on dit que dans la forêt noire, il y a beaucoup de partisans" mais il n’éprouve pas de crainte car "nous sommes bien montés et bien armés".

En fait, Murat est déjà à Vienne et l’empereur a déjà gagné plusieurs batailles et fait capituler l’armée de Mack à Ulm. Eugène fait donc partie des renforts et il va arriver en Autriche après la bataille ; un terme reste à éclaircir lorsqu’il mentionne son départ à seulement 60 hommes il dit : "le dépôt reste ici" ; sa compagnie fait donc probablement partie de la réserve. Cette lettre se termine par un post-scriptum d’une grande tendresse adressé à sa soeur Uranie. Le ton de ce passage est tout à fait différent de celui qu’il utilise pour sa mère : " Je ne puis t’en dire long ma chère Uranie, c’est seulement pour te faire voir que je ne t’oublie pas. Je sais que ces deux petits mots te feront plaisir adieu je t’aime et t’embrasse. Je te prie d’avoir tous les plus grands égards pour notre respectable maman. Ton frère et ami [....] Je te renferme dans mon coeur pour la vie adieu" ; ils n’oublieront pas de s’écrire.

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Quelques mots touchants pour Uranie
Eugène-Marie-Louis-Guillaume-Gabriel écrit quelques mots pour rassurer sa jeune soeur Marie-Uranie-Augustine de 7 ans sa cadette.

Après ces deux lettres très rapprochées, nous retrouvons Eugène près de Linz (au nord de l’Autriche), la campagne d’Allemagne c’est terminée par le point d’orgue d’Austerlitz et la capitulation de L’empereur d’Autriche fin décembre. Nous sommes le 4 Février 1806 et il est cantonné dans un "assez fort village" en provenance de Vienne. Les conditions de vie sont mauvaises, il y a abondance de troupes françaises, russes et rhénanes qui se succèdent dans les logements et favorisent l’apparition des poux, la pénurie de chambres s’installe au point qu’il faut dormir sur la paille. Eugène évoque Austerlitz à propos de Hyacinthe dont il a eu des nouvelles et qui n’était pas de la bataille, mais nous ne savons pas si lui y était (ni qui est Hyacinthe, mais il pourrait-être un cousin germain). Il fait partie des troupes d’occupation et il pense rester encore un mois puis retourner "droit en france". Nul doute que le mal du pays le tient et qu’il rêve de revoir les siens mais l’empereur a d’autres projets pour sa grande armée.... La prusse vient de décréter la mobilisation générale et, au moment où Eugène écrit la lettre suivante, l’empereur prépare une nouvelle offensive.

Le 9 septembre 1806 Eugène est à Elmousene ; nous ne savons pas situer cet endroit précisément mais sa lettre est tamponnée "Wasserburg" qui se trouve entre Munich et Salzbourg ; un endroit idéal pour passer en Allemagne. C’est le courrier le plus insouciant, Eugène croit qu’il va bientôt rentrer et, bien qu’il manque d’argent, il est "toujours gai" et "toujours des parties de plaisir" et il va d’ailleurs se rendre à une fête sitôt la lettre close pour y danser la valse. Ses camarades l’apprécient et l’aident lorsqu’il manquent de tout, le moral semble bon.

Son frère Charles écrit le 17 Novembre 1806 " Eugène se porte bien et est d’ordonnance avec un général d’infanterie".

Le 7 Février 1808, 1 an et 1/2 plus tard, Eugène n’est pas à St Marcouf mais à Dantzig en pologne ! L’empereur a vaincu la Prusse en moins d’un mois et est entré dans Berlin. Les russes vont entrer en jeu et se faire battre durant la campagne de Pologne. Cette campagne verra la prise de la ville de Dantzig le 27 Mai 1807 et elle s’achèvera à Friedland le 14 juin 1807. Après le traité de Tilsit le 9 Juillet, Napoléon va se tourner vers l’Espagne et ne reviendra dans le nord de l’Europe qu’en 1809.

Une fois de plus, nous ignorons quelle part a pris Eugène à ces évènements. La lettre exprime son grand soulagement d’avoir reçu une forte somme de sa mère qui le tire "d’un grand embarras car j’étais absolument dénué de tout". Il va pouvoir se faire faire une paire de bottes, un pantalon de toile, une chemise, un mouchoir de soie noire et une veste de manège de drap. Il se porte bien et termine sa lettre par "o que je vous aime ma chère maman".

Le 11 Mai on apprend (enfin !) que son régiment fait partie du 4ème corps d’armée mais il ne dira pas son nom. Il se trouve à 160 lieues de Lübeck et va faire mouvement vers cette ville de la côte nord de l’Allemagne, proche de Hambourg.

Le 29 Mai son frère a eu des nouvelles de lui par un chasseur de son régiment : "il se porte bien".

La dernière lettre, du 10 Septembre 1808, se situe dans l’île de Dantzig. A t-il vraiment été à Lübeck ? Il relève de maladie et sa santé est encore "passable" ; l’insouciance et l’optimisme du soldat qui espérait rentrer rapidement chez lui ont disparu : "On parle toujours de se mettre en route pour aller du côté de Berlin, mais je crois que chacun parle sans savoir". Sa mère fait des démarches pour son avancement mais il lui demande de ne pas se donner cette peine car il se plait dans la troupe. L’avenir n’a plus trop l’air de l’intéresser.

Plus de lettre ensuite, ce qui est assez inquiétant. Il serait logique de penser que la nouvelle de son retour aurait fait l’objet d’une lettre.

Eugène de Pierrepont va mourir en 1809, nous ne savons pas à quel endroit, ni comment, mais il est peu probable qu’il ait pu assister, à St Marcouf, au mariage de sa chère Uranie le 20 Août 1809.

Nicolas STEPHANT



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